Droits de l’homme ou citoyenneté : Quelle porte d’entrée dans la démocratie en Afrique ?
En Afrique, l’ethnicisation de la politique et
l’accaparement du pouvoir par les élites qui en font leur propriété
privée contre les peuples semblent être les problèmes fondamentaux. La
conception ethnique de la nation, source des politiques de purification,
celle du pouvoir, comme propriété privée de son détenteur et comme
soumission absolue des dirigés aux dirigeants, expliquent les violations
massives des droits humains. Du Rwanda au Congo en passant par la Côte
d’Ivoire, le Zimbabwe ou la Guinée pour ne citer qu’eux, les génocides
et les massacres s’enracinent dans ce point focal. La violation des
droits humains semble être la conséquence et non la cause de la
brutalisation de la politique qui paraît relever d’une culture
politique. En ce sens, il semble que la condamnation et la répression
de la violation des droits humains soient vaines si elles ne sont pas
accompagnées ou précédées par la promotion d’une nouvelle conception de
la nation et d’une nouvelle culture du pouvoir. Entre la proclamation
de la limitation du pouvoir par les droits de l’homme et la construction
active de la citoyenneté en Afrique, la question de la porte d’entrée
la plus efficace dans la démocratie mérite donc d’être posée. Car il
s’agit en réalité de reconstruire le pouvoir et la société politique sur
de nouveaux fondements culturels. L’efficience de la limitation des
pouvoirs africains par les droits de l’homme repose sur l’intégration
d’une conception de la personne humaine comme une valeur absolue, dont
le respect de l’intégrité physique et morale et le service des intérêts
constituent la loi pour tous les pouvoirs temporels et pour
l’organisation de la société. C’est ce qu’expriment les notions de
liberté, comme autonomie radicale de l’être humain, et d’égalité comme
équivalence de tous les hommes sans distinction de race et de position
sociale ! C’est ce que signifie la démocratie comme pouvoir du peuple !
Entre les trois dimensions de la démocratie, à savoir la limitation du
pouvoir par les droits fondamentaux de la personne, la citoyenneté et la
représentation politique des intérêts sociaux, sur quelle dimension
concentrer donc l’effort public en Afrique pour fonder solidement la
démocratie tout en promouvant ses autres dimensions ? La limitation du
pouvoir par les droits fondamentaux de la personne est assurément la
dimension cardinale qu’il faut instituer dans la culture politique des
Etats africains et dans l’habitus de leurs dirigeants pour délégitimer
les despotismes et les dictatures et engager fermement la
démocratisation des régimes. Mais la tendance de plus en plus patente à
l’instrumentalisation partisane des droits de l’homme par les élites
politiques pose question. Les droits humains sont utilisés par les
factions politiques africaines comme instruments dans la lutte pour le
pouvoir. Cet usage instrumental des droits humains, sans aucun souci de
la sacralité de ces normes, permet aussi d’occulter la problématique de
la représentation politique des intérêts sociaux et celle de la
citoyenneté.
Ce dévoiement des principes porte au premier plan, en Afrique, la
question du respect simultané effectif des trois dimensions fondatrices
de la démocratie. Elle soulève le problème de la dimension de la
démocratie qu’il faudrait mettre immédiatement en œuvre en Afrique pour
bâtir dans les peuples et dans les Etats un éthos démocratique
susceptible d’empêcher sa corruption et l’instrumentalisation de ses
principes par les élites politiques. Après les despotismes et les
dictatures, dans le contexte de la résurgence en Afrique des
ethno-nationalismes et des replis identitaires, il faudrait asseoir la
démocratie sur un principe permettant de refonder le contrat social sur
la formation volontaire du corps politique et sur la subordination
des dirigeants à la volonté des dirigés et à leurs intérêts, instituant
de ce fait une culture démocratique du pouvoir et de sa gestion.
Notre thèse est donc qu’en Afrique, la construction de la citoyenneté
doit être la base sur laquelle doivent s’instituer la limitation du
pouvoir et la représentation des intérêts, ce qui ne signifie aucunement
que les deux autres dimensions doivent être oubliées au profit de la
citoyenneté. Il est au contraire question d’une institution simultanée
des trois dimensions de la démocratie qui doivent cependant être
enracinées dans la conscience de la citoyenneté. Plus que la conscience
de l’appartenance à une cité ou à un Etat national en Afrique, la
citoyenneté doit exprimer d’abord le droit pour toutes les composantes
de la cité de fonder volontairement un corps social, de participer
indirectement ou directement à sa gestion et de choisir les
gouvernants. Elle soumet les dirigeants aux choix et au respect des
intérêts des dirigés. La démocratie doit donc s’introduire en Afrique
par la porte de la citoyenneté en tant qu’elle « proclame la
responsabilité politique de chacun et défend donc l’organisation
volontaire de la vie sociale contre les logiques non politiques, que
certains prétendent naturelles » comme le soulignait Alain Touraine ;
logiques non politiques au rang desquelles l’unité substantielle de la
communauté ethnique occupe la première place en Afrique ! La
démocratisation doit passer par la médiation de la construction de la
citoyenneté qui est l’antidote à l’ethnicisation.
Des factions partisanes, indifférentes à la représentation des intérêts
sociaux qui continuent de défendre cependant une conception ethnique
de la nation en contradiction avec la démocratie et de fouler aux pieds
les droits humains, ne se servent-elles pas ouvertement du principe de
la limitation du pouvoir par les droits de l’homme comme arme de
combat politique dans leur lutte pour la conquête du pouvoir ?
Il faudrait donc construire la citoyenneté tout en désocialisant les
droits de l’homme, en les arrachant aux idéologies sociales, pour
fonder le principe de la limitation du pouvoir sur la notion
d’obligation inconditionnelle. Cette obligation inconditionnelle
fondatrice des droits humains est la dignité humaine comme impératif
intemporel. L’objet de l’obligation c’est toujours l’être humain comme
tel en sa dignité ! En appeler aux droits de l’homme, c’est pour chacun
reconnaître la priorité de l’obligation qui est la sienne de
respecter la dignité d’autrui. Comme la philosophe Simone Weil l’a
démontré, le droit découle de l’incarnation sociale et politique de
l’obligation. Les droits de l’homme, prérogatives inaliénables de
chacun en tant qu’être humain, sont respectés quand chacun respecte ses
obligations intemporelles envers autrui ! Dans un Etat démocratique, la
citoyenneté exprime cette conscience de l’obligation de chacun envers
autrui qui structure le sentiment de commune appartenance des
personnes dans une société politique auto-instituée sous le principe
de la liberté et de l’égalité.
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